Langue maternelle, langue étrangère, ou les deux ?

J’ai toujours été très intéressée et attirée par l’étude des langues sous toutes ses formes. En tant qu’immigrante allophone et enseignante de français langue étrangère auprès des nouveaux arrivants, j’aime observer le comportement des parents allophones à l’égard de leurs enfants en ce qui a trait à l’utilisation de leur langue maternelle dans les échanges familiaux quotidiens. Hélas, j’ai souvent remarqué que certains parents délaissaient l’emploi de leur langue maternelle au profit de la langue étrangère. Mais pour quelles raisons ? Est-il plus avantageux afin de favoriser l’apprentissage de la langue seconde et, par conséquent, leur intégration à la société d’accueil ? Est-il possible que ces enfants ne parlent plus jamais leur langue maternelle ? Et qu’en est-il de toute la culture qui est véhiculée à travers cette langue d’origine ? Est-il vrai que l’apprentissage en général devient plus difficile pour un enfant qui apprend deux langues en même temps ? Voilà plusieurs questions que les parents allophones se posent à leur arrivée et qui restent souvent sans réponse. C’est pour cette raison que, loin d’être une spécialiste en la matière, je voudrais essayer de faire la lumière sur le sujet à travers non seulement mon expérience personnelle, mais aussi grâce à des écrits qui mettent en lumière les résultats concluants de nombreuses recherches.

Mon expérience entre deux langues

Je suis moi-même hispanophone, et j’ai appris le français à l’âge de cinq ans. À l’époque, mes parents ont choisi de m’inscrire dans une école française à Buenos Aires. Cela m’a permis d’apprendre une deuxième langue (L2) à l’école parallèlement à l’apprentissage formel de ma langue maternelle (L1). Ce n’est qu’au secondaire que j’ai commencé à éprouver, un peu trop souvent à mon goût, quelques situations embarrassantes lorsque je parlais avec ma famille ou mes amis qui ne fréquentaient pas mon école, car j’avais de la difficulté à trouver mes mots en espagnol. Je ne comprenais pas pour quelle raison, alors que je parlais en espagnol — ma langue maternelle —, quelques mots ne me venaient à l’esprit qu’en français. Je vous assure que je me trouvais totalement bête devant mes interlocuteurs. Je me disais qu’ils allaient croire que je le faisais exprès pour faire l’intéressante. J’étais obligée d’arrêter de parler pour chercher le mot correspondant en espagnol, car je savais qu’ils ne comprendraient pas si je le disais en français. Évidemment, lorsque je parlais avec mes amis de l’école, rien de tout cela n’était problématique puisqu’on mélangeait facilement, dans la même phrase, le français et l’espagnol, et on se comprenait très bien ainsi.

Aujourd’hui, après avoir étudié dans le domaine de la didactique d’une langue seconde, je sais qu’il s’agit d’un phénomène tout à fait normal chez les personnes bilingues. Surtout lorsqu’on est plus exposé à l’une des deux langues. Il est évident que les termes de la langue pour laquelle l’input (toute l’information et les données à traiter lorsqu’on est exposé à la langue cible) est plus important vont prévaloir sur les mêmes termes de la langue face à laquelle on est le moins exposé. 

Par exemple, même si je maîtrise très bien les deux langues, autant l’espagnol que le français, il m’arrive fréquemment d’être face à un groupe d’élèves qui apprennent l’espagnol et que le terme que je cherche en espagnol se présente dans mon esprit seulement en français. Je ne sais pas pourquoi, cela m’arrive souvent avec le mot « aubergine ». Je vous assure que, pendant quelques secondes, mon cerveau doit faire un très dur travail mental de recherche afin de trouver son équivalent en espagnol, même si l’espagnol est ma langue maternelle. L’explication ? C’est sûrement parce qu’étant donné que j’habite dans un environnement francophone, et que je fais mes courses en français, je dois sûrement utiliser/lire plus souvent le mot « aubergine » que son équivalent hispanophone « berenjena ». J’ai donc plus d’input de ce mot en français qu’en espagnol depuis déjà très, très longtemps. Voilà tout le secret !

J’avais un professeur de neurolinguistique à l’université qui nous avait expliqué, d’une façon très imagée, que lorsqu’on est bilingue, c’est-à-dire que l’on apprend deux langues à la fois avant l’« âge critique » de 7 ans, les deux langues se retrouvent au même endroit, côte à côte dans le cerveau. Alors qu’il paraît qu’après cet âge, lorsqu’on apprend une deuxième langue, toute l’information de cette dernière est emmagasinée dans une autre partie du cerveau, là où se retrouve toute l’information concernant, par exemple, l’apprentissage d’un nouvel sport, d’un nouvel instrument de musique, d’un nouvel art, etc. Par conséquent, il nous a expliqué que lorsqu’on est bilingue, les deux langues vont être en constante compétition. C’est comme si on avait une voie ferrée dans notre cerveau, et que chaque langue se plaçait sur l’une des voies. Donc, chaque fois que l’on cherche un mot, les deux langues sont disponibles en même temps, mais il y a toujours une des deux langues qui est plus forte ou qui prévaut sur l’autre, selon la fréquence avec laquelle on l’utilise dans un domaine précis. J’ai trouvé cet exemple tellement facile à comprendre et je l’explique à mes élèves chaque fois que la situation se présente, puisque j’ai bel et bien observé ledit phénomène en classe à plusieurs reprises.

À la maison, on parle espagnol !

Malheureusement, j’observe de plus en plus d’enfants allophones qui ne parlent plus ou presque plus leur langue maternelle. En fait, je ne blâme surtout pas leurs parents, parce que je sais mieux que personne à quel point il n’est pas facile de faire face au comportement parfois rebelle de nos enfants. Je ne juge personne, chacun sait ce qu’il fait. En revanche, je ne peux m’empêcher de penser à toute la richesse linguistique et culturelle dont ces enfants sont privés. Car à force de ne plus parler sa langue maternelle, l’enfant peut finir par la perdre. C’est ce qu’on appelle en linguistique le phénomène de l’« attrition », et que les auteures Barbara Köpke et Monika S. Schmid (2014) décrivent dans leur ouvrage L’attrition de la première langue en tant que phénomène psycholinguistique comme suit :

[…] une attrition individuelle causée par l’absence de contact avec la L1 et qui entraîne essentiellement des difficultés d’accèà la L1, ou éventuellement des particularités phoniques et prosodiques.

En fait, l’enfant perd non seulement sa langue première, mais il perd également une partie très importante de son identité culturelle, de son histoire, de son passé. L’enfant ne sera donc pas juste privé de l’aspect linguistique de sa L1, mais aussi de toute la culture qui est véhiculée par cette langue. Il sera également privé d’un moyen de communication capital. Quelle langue parlera-t-il avec sa famille qui demeure toujours dans son pays d’origine ? Comment pourrait-il s’imprégner de toute la culture véhiculée par sa L1 alors qu’il ne la parle plus et qu’il ne reçoit aucun input dans cette langue ?

Dans l’article « L’apprentissage de plusieurs langues » (2014) rédigé par l’équipe du magazine Naître et grandir, on insiste, précisément, sur l’importance d’augmenter la quantité d’input en langue maternelle (langue minoritaire), dans le but favoriser l’apprentissage de cette dernière.

Si l’un des parents parle français et l’autre, une langue minoritaire, il est important de multiplier les occasions où l’enfant est exposé à la langue minoritaire. Adopter une attitude positive face à cette langue est nécessaire pour favoriser son apprentissage, car le tout-petit comprend très tôt que l’une de ses langues n’est pas très utilisée en dehors de son foyer. Comme il est naturellement plus exposé à la langue de la majorité, l’enfant développe moins son aptitude à s’exprimer dans la langue minoritaire. Cela peut l’amener à comprendre cette dernière, mais à ne pas savoir la parler.

Je ne blâme surtout pas les parents parce que je sais à quel point il est difficile de faire face à nos enfants lorsqu’ils font des crises d’opposition et que nous sommes fatigués, voire crevés, après une dure journée de travail ou d’études. En outre, imaginez comment il est difficile lorsque, en plus, ces mêmes parents allophones passent leur journée dans une autre langue qu’ils maîtrisent à peine. Assurément, une exigence intellectuelle titanesque !

Je l’ai moi-même vécu avec ma fille cadette à l’âge de trois ans. Elle est arrivée un jour de la garderie et elle ne voulait plus me parler en espagnol. Évidemment, consciente de ce qui arriverait si je cédais à son caprice, j’ai décidé de rester ferme sur mes convictions, et de ne pas me plier à sa volonté. Je lui disais en espagnol, d’un ton très naturel, que je ne comprenais pas ce qu’elle me disait en français, et que si elle voulait que je lui réponde, elle devait me parler en espagnol. Naturellement, elle criait de toutes ses forces en me disant qu’elle savait que je comprenais très bien le français. Ces crises se sont reproduites à plusieurs reprises et, chaque fois, je résistais à la tentation de lâcher prise et de la laisser faire à sa guise. Aujourd’hui, je suis très fière d’y avoir tenu tête, car bien qu’avec un indéniable accent francophone, elle est parfaitement bilingue.

Une dizaine d’années plus tard, je redoutais l’âge de trois ans avec sa petite sœur. Néanmoins, cela a été très différent avec notre benjamine. Cette dernière avait le sens de la traduction dans le sang (elle a été bercée par la traduction depuis qu’elle était dans mon ventre). Lorsqu’elle me parlait en espagnol, et qu’elle ne savait pas comment dire un mot qu’elle connaissait en français, elle me le demandait d’abord afin de me dire toute sa phrase correctement en espagnol. Et si elle parlait avec quelqu’un en français mais que le mot qu’elle voulait dire, elle le connaissait seulement en espagnol, elle me le demandait pour le dire correctement en français à son interlocuteur. J’étais moi-même époustouflée ! J’avais déjà de la relève !

Ma fascination pour les langues ne date pas d’hier

Ma fascination pour les langues vient de loin. J’étais toujours fascinée lorsque, à l’âge de 13 ans, j’avais deux amies d’enfance, l’une d’origine ukrainienne et l’autre roumaine, qui parlaient couramment leur langue maternelle respective avec leurs parents et grands-parents. Même si je ne comprenais rien ni au roumain ni à l’ukrainien, j’adorais les écouter échanger dans ces langues complètement étrangères pour moi. Bien que fréquentant une école française et en immersion dans un environnement hispanophone, elles étaient très à l’aise de parler avec leur famille dans leur langue première. Et moi, de mon côté, je les admirais.

En fait, c’est exactement ce que nous avons toujours fait avec nos enfants. Nous leur parlons constamment en espagnol, leur langue maternelle. Et ils sont capables, dès un très jeune âge, de passer spontanément d’une langue à une autre en fonction de leur interlocuteur. Il m’est arrivé plusieurs fois de leur parler en français en présence de leurs amis pour que ces derniers comprennent. Or, je me suis, à chaque fois, heurtée à la « célèbre phrase » : « ¿Por qué me hablás en francés? » (Pourquoi tu me parles en français ?), prononcée dans un ton qui nous fait sentir des plus ridicules…

Aujourd’hui, je pense à l’avenir

Je sais qu’il est certes un peu tôt encore, mais je ne peux m’empêcher de penser à ce que nos enfants vont faire lorsqu’ils auront leurs propres enfants. J’espère sincèrement qu’ils suivront notre exemple, et qu’ils parleront à leurs enfants dans leur langue maternelle, même si leur partenaire ne parle pas cette langue. Il faut voir cela comme un investissement à long terme (pour ceux qui ont un esprit plutôt financier).

Heureusement, je connais beaucoup de couples dont la mère parle à ses enfants dans sa langue maternelle et le père dans la sienne. Et l’enfant comprend et reproduit les deux langues de ses parents. Il est capable de s’adresser à chacun de ses parents dans la L1 qui leur correspond. Quelle richesse ! Et c’est si facile et naturel pour les enfants !

C’est justement ce qui est prôné dans de nombreux articles comme celui de l’Agence Science-Presse (2015) intitulé Enfant bilingue : 9 choses à savoir et dans lequel on énonce ce qui suit :

  • Les tout-petits sont parfaitement capables d’apprendre deux langues en même temps. Être exposés à plusieurs langues n’augmente pas la confusion des enfants.
  • Les parents devraient continuer à utiliser leur langue maternelle à la maison, même si ce n’est pas celle que leurs enfants parleront à l’école.

Il est vrai aussi que certains enfants peuvent éprouver des difficultés d’apprentissage, et que le fait de parler une autre langue à la maison différente de la langue d’enseignement peut leur rendre la tâche encore plus difficile. Dans certains cas, on demande à ces parents de parler à leur enfant en français aussi à la maison. Toutefois, comment un enfant pourrait s’améliorer vraiment en L2 si l’input reçu à la maison n’est pas un input de qualité ? En d’autres mots, comment espère-t-on qu’un enfant améliore son français si le français que ses parents parlent à la maison est rempli de fautes de grammaire et d’erreurs de prononciation ?

En outre, dans un article de Danesi, M. (1991), Préservation de la langue maternelle par l’école et cohésion interculturelle : étude d’un cas canadien et d’un cas belge, l’auteur expose comment l’apprentissage de la langue maternelle écrite peut aider à un meilleur apprentissage de la langue seconde :

Les enfants linguistiquement minoritaires tendent-ils, en acquérant des compétences quant à la forme écrite de leur langue maternelle, à augmenter simultanément leur efficacité dans la langue majoritaire.

Ce phénomène peut être expliqué dans les termes du principe d’interdépendancede Cummins. Ce principe affirme pour l’essentiel que l’efficacité et la compétence dans la langue maternelle et dans la langue majoritaire sont interdépendantes. […] Cette situation ne peut qu’entraîner des conséquences cognitives et scolaires positives.

Dans cette même optique, dans un article intitulé « L’apprentissage de plusieurs langues » (2014), rédigé par l’équipe du magazine Naître et grandir, il est clair que les parents allophones doivent continuer de s’adresser à leurs enfants dans leur langue maternelle afin de favoriser l’apprentissage de la langue seconde.

Pour les parents immigrants qui parlent peu le français, il est préférable qu’ils s’adressent à leur enfant dans leur langue maternelle. Ainsi, ils seront probablement plus enclins à parler avec leur tout-petit. De plus, mieux l’enfant maîtrisera la langue dominante à la maison, plus il aura de la facilité à apprendre une autre langue.

Et encore, selon Sylvie Nuckle, orthophoniste à la Commission scolaire de Montréal, il n’y a rien de mieux que de continuer à parler sa langue maternelle à son enfant compte tenu que c’est la langue que l’on maîtrise le mieux. Elle affirme donc ce qui suit :

La langue maternelle est aussi porteuse de valeurs culturelles. Plus cette langue est forte, plus les autres langues seront acquises facilement. (2e paragraphe)

En somme, voici quelques éléments à considérer afin de préserver l’héritage linguistique et culturel d’un enfant qui se développe dans un milieu bilingue ou allophone :

  1. Chaque parent doit continuer de parler sa langue maternelle à son enfant.
  2. Ne cédez pas à la tentation de parler à vos enfants dans une langue que vous ne maîtrisez pas.
  3. N’ayez pas peur de stimuler vos enfants en leur parlant en plusieurs langues, car leur cerveau est tout à fait capable de traiter toute cette information.
  4. N’oubliez jamais que l’apprentissage d’une langue ne se limite pas seulement aux connaissances linguistiques, mais surtout à tous les aspects et valeurs culturels véhiculés par cette langue.
  5. Comme parent, vous êtes le mieux placé pour juger ce qui est le mieux pour votre enfant. Ne vous laissez pas convaincre du contraire !

Et maintenant, savez-vous quelle langue vous allez parler à votre enfant ?

Références

  1. Barbara Köpke, Monika Schmid. L’attrition de la première langue en tant que phénomène psycholinguistique. Langage, Interaction et Acquisition / Language, Interaction and Acquisition, John Benjamins Publishing Company 2011, 2 (2), pp. 197-220. <10.1075/lia.2.2.02kop>. <hal-00923124>. Repéré à https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-00923124/document
  • Danesi, M. (1991). Préservation de la langue maternelle par l’école et cohésion interculturelle : étude d’un cas canadien et d’un cas belge. In J. Leman (Éd.), Intégrité, intégration : Innovation pédagogique et pluralité culturelle (pp. 173-186). Bruxelles : De Boeck Université.

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